Joël Kotek

Joël Kotek

Joël Kotek is a professor of Political Science at the Free University of Brussels (ULB) and lectures at the Institut d’Etudes Politiques de Paris.

I. Caricature, antisémitisme, antisionisme: de quoi parle-t-on ?

La caricature n’est pas une source documentaire parmi d’autres : dans un monde marqué avant tout par l’image, la caricature est devenue un des moyens de communication les plus populaires et les plus efficaces. Aujourd’hui comme hier, l’opinion publique est davantage conditionnée par l’image -de la caricature à la télévision- que par le texte. Un dessin de Kroll, Samuel ou Vadot pèse incontestablement autant dans la formation de l’opinion publique qu’un traditionnel éditorial, si ce n’est davantage. Napoléon déjà disait qu’un bon croquis valait mieux qu’un long discours. De là, le succès actuel de la caricature à travers laquelle une situation ou un homme liés à l’actualité la plus brûlante peuvent être dénoncés ou moqués sur le vif avec un effet garanti. Il suffit de quelques traits de crayon, parfois des plus sommaires, et de très peu de mots, et le message est passé.

C’est quoi une (vraie) caricature ? Une exagération du réel !

Avec une étonnante économie de moyens (peu de mots, un dessin simplifié), la caricature exagère les défauts et travers. Pour faire mouche, le caricaturiste gonfle le moindre défaut jusqu’à la démesure : d’un réseau de rides par trop appuyées, il fait une métaphore du pouvoir qui use et qui corrompt ; d’une paire de canines hypertrophiées, une image de l’arrivisme. Telle ministre est-elle plutôt imposante ? Il la fera plus grosse encore, jusqu’à accentuer son double menton. Telle autre fait-il preuve de morgue ? Il lui mettra la tête dans les nuages, histoire de bien insister sur ses manières hautaines, son indifférence aux choses du monde et au commun des mortels. Cruelle, la caricature ? Certes. Mettre en évidence, exagérer, exaspérer : voilà tout à la fois sa nature et sa fonction. Elle se rue sur tous les défauts et les grossit pour mieux les dénoncer ; l’exagération lui est naturelle ; la caricature est toujours partisane. Son étymologie, déjà, témoigne du manque de neutralité et de la légèreté qui lui est naturelle et coutumière. “Caricatura” est, en italien, un dérivé du participe passé “caricare” : ” charger “. Le terme est répertorié en français dès 1740 et signifie un portrait ridicule en raison de l’exagération des traits, donc de la réalité. Une caricature n’invente pas la réalité, elle l’exacerbe…

C’est quoi une caricature antisémite ? Une inversion du réel !

La caricature est engagée. Toujours. Irrévérencieuse. Souvent. Elle se moque et dénonce de préférence les puissants et les notables. Plutôt courageuse, donc. Il n’en reste pas moins que, en certaines occasions, le dessin de presse peut aussi se révéler injuste et dangereux : certaines dessins peuvent constitués de véritables « pousse-au-crime ». Dans les guerres de propagande où toutes les ressources sont mises en œuvre, le dessin de presse a toujours été une arme de choix. Pourquoi ? Parce qu’il frappe les imaginations de manière durable, se montre d’une efficacité souvent plus redoutable que les plus habiles discours. C’est précisément pourquoi, souligne l’historienne Marie-Anne Matard-Bonucci, le dessin de presse apparut dans la France de l’Affaire Dreyfus comme l’outil le mieux adapté à la croisade antisémite. Elle se développa à cette occasion dans des formes et des proportions jusque-là inédites pour resurgir ensuite dans les années 1930. L’image, alors, ne se contenta pas d’accompagner le discours antisémite, de l’illustrer : elle le synthétisa, le simplifia, le concentra et le standardisa, « facilitant la mémorisation de stéréotypes devenus types humains à travers elle. Induisant, par sa nature, une radicalisation, au moins dans l’expression, du discours antisémite, elle a aussi contribué à la diffusion des préjugés à l’échelle européenne. »

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Les passions suscitées par l’affaire Dreyfus furent d’une violence inouïe, allant jusqu’à réveiller des pulsions de mort à l’égard des Juifs comme en témoignent ces trois caricatures.

De l’affaire Dreyfus à la Seconde Guerre mondiale, la « caricature » antisémite connut son heure de gloire. C’est à dessein que nous avons mis le vocable « caricature » entre guillemets… Car peut-on encore parler de « caricature » lorsque l’idée n’est pas de grossir ou d’exagérer la réalité mais tout simplement de l’inventer ? Une caricature digne de son nom décrit avec un minimum de mots le réel. Une caricature antisémite ne s’intéresse pas au réel, elle l’invente tout simplement. Qu’on se le dise : tous comme les Juifs, les Israéliens n’ont jamais fait des enfants palestiniens ­­leurs cibles prioritaires. Cette mythologie du Juif infanticide est tout simplement d’origine culturelle pour trouver sa source dans deux légendes antisémites : celle, d’abord, du massacre des innocents », abomination prêtée dans le Nouveau Testament au Roi Hérode et, ensuite, celle du crime rituel, accusation née au Bas Moyen-âge et selon laquelle les Juifs sacrifieraient à l’occasion de la Pâque juive un enfant chrétien, notamment pour recueillir son sang.

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En 1144 surgit une nouvelle accusation antisémite. Les Juifs assassineraient des jeunes enfants pour des raisons cultuelles et culinaire. Gravure relative au prétendu crime rituel du petit Simon de Trente (1475). L’enfant est crucifié par les Juifs comme l’aurait été Jésus-Christ.

Cette accusation, absurde s’il en fut, causa la mort de milliers de Juifs de 1144, date de sa première occurrence en Angleterre, à 1946, lors du massacre de survivants de la Shoah à Kielce en Pologne. En résumé, ce qui caractérise une « caricature » antisémite est le fait de prête aux Juifs des idées, des pratiques, des comportements qu’ils n’ont pas ! A toutes fins utiles, il pourrait être utile de rappeler, une fois pour toutes que, contrairement à la doxa antisémite, les Juifs ne sont pas…

  • des ennemis du genre humain (responsables des épidémies),
  • … dotés d’un faciès repoussant et reconnaissable,
  • des nuisibles qui détruisent les fondations de toutes sociétés (rats),
  • Des suceurs de sang ou d’argent (Juif vampire),
  • des empoisonneurs de prophète ou tueurs de Dieu (déicide)
  • des profanateurs d’hosties (Légende St Michel Ste Gudule),
  • des tueurs d’enfants pour motif religieux (crime rituel),
  • des valets de Satan,
  • les maîtres de la finance, des médias et du monde,
  • les hommes les plus riches (capitalistes) et subversifs (communistes)

En cela, le dessin de trait antisémite nous renseigne bien davantage sur les sociétés qui les produisent que sur leur objet : le Juif réel. Ces images, forgées le plus souvent en périodes de crise, « apportent, souligne Ouriel Reshef, une connaissance de la personnalité de celui qui la projette, mais n’est qu’hallucination par rapport à son thème. De même, le rêve est la voie royale pour pénétrer dans l’inconscient du rêveur, mais nous renseigne peu ou mal sur la chose rêvée. » Effectivement, dans la caricature antisémite tout n’est qu’hallucination, perversion, inversion, invention. C’est vrai de la caricature antisémite d’hier, comme celle d’aujourd’hui, qui renaît de ses centres. Elle connaît, en effet, un formidable essor dans la presse électronique d’extrême droite et les médias du monde arabo-musulman, un formidable et terrible essor. C’est cette conception du rôle de la caricature dans les périodes historiques agitées, liée à l’hypothèse d’une certaine connivence entre l’esprit de l’artiste et celui de son public, qui constituera le cœur de notre démonstration. L’antisémitisme répond à une demande sociale, celle du bouc émissaire idéal à même d’expliquer le mal.

Qu’est-ce que l’antisémitisme au juste ?

Comment ne pas souligner, en préambule, l’absurdité même du concept d’antisémitisme. LesSémites’ n’existent pas, sinon dans l’imagination des antisémites. Ce concept a précisément été forgé par l’un d’entre eux à partir d’une réalité purement linguistique. S’ajoute que l’antisémitisme n’a jamais visé d’autre collectivité que les Juifs. Les nazis n’ont persécuté aucun peuple arabe et/ou musulman. Que du contraire. Ils ont même cherché à les embrigader dans leurs noirs desseins comme ce fut le cas notamment en Bosnie. Reste que de par son inadéquation même, ce concept offre finalement l’avantage de mettre en avant le caractère totalement absurde et fantasmatique de l’hostilité aux Juifs.

Qu’est-ce que l’antisémitisme, sinon cette haine toute particulière qui fait des Juifs les responsables des malheurs du monde et ce, depuis le XIIème siècle ? Si le mot est inventé en 1879, c’est au 12ème siècle (et non au 19è siècle) que naît cette idée absurde. C’est à ce moment là que l’antijudaïsme théologique se mue en antisémitisme, soit en haine fantasmatique. La différence entre ces deux concepts est fondamentale : contrairement à l’antijudaïsme qui déteste le Juif pour ce qu’il est (un adepte du judaïsme, un « infidèle »), l’antisémitisme rejette le Juif pour ce qu’il n’est pas et/ou ne fait pas, à savoir un ennemi du genre humain, un être satanique qui complote contre les « goyim », empoisonne les puits, propage les maladies, qui tue et cannibalise les enfants, etc., bref qui travaille au malheur du monde.

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C’est bien moins le judaïsme (idéologie) que l’individu juif (satanique) qui est désormais visé. Pour de nombreux Européens, les Juifs apparaissaient comme des comploteurs, sournois et démoniaques.

Contrairement à l’antijudaïsme, l’accusation antisémite n’est pas d’ordre doctrinal mais bien paranoïaque et irrationnel. L’accusation de meurtre rituel en est la preuve ultime : on accuse les Juifs de sacrifier des enfants : une absurdité absolue si l’on songe aux préceptes juifs moraux comme culinaires[1]qui n’en continue pas moins d’alimenter les imaginaires antisionistes !

L’une des caractéristiques de l’antisémitisme est d’être précisément totalement déconnecté de la réalité juive, bref de l’objet censé justifier sa haine. Ce qui le distingue précisément de toutes les autres formes d’intolérance (xénophobie, racisme, ethnocentrisme), c’est tout à la fois la durée, l’intensité, la persistance et, plus encore, la plasticité du prétexte accusatoire. L’antisémitisme est un fait social polymorphe qui ne se réduit à rien pour réinventer constamment son objet (de haine). Du IVème siècle à nos jours, les motifs de persécution ont été les plus variés. C’est aussi bien au nom de la foi (Luther) que de la raison (Voltaire), de la lutte des classes (Staline) que de la lutte des races (Hitler), de l’extrême gauche (Proudhon) que de l’extrême droite (Maurras), que s’est justifiée l’hostilité aux Juifs. L’antisémitisme n’a jamais été aussi virulent que dans les sociétés où les Juifs étaient en cours d’assimilation, bref invisibles. En cela, il doit être compris comme un fait social total qui surgit dans les sociétés en crise et/ou en mutation où la concurrence économique, sociale et intellectuelle joue à plein. Les pires moments antisémites sont ceux où les Juifs sont les plus intégrés, en Égypte, au premier siècle de notre ère, à l’époque même où Philon d’Alexandrie invente la théologie par une conciliation entre foi juive et philosophie grecque, dans l’Espagne musulmane puis chrétienne où les Juifs occupent des positions sociales de premier plan, sous la République de Weimar dans une Allemagne, où près d’un tiers des prix Nobel allemands sont d’origine juive ; d’origine car bon nombre sont convertis au christianisme ou complètement déjudaïsés. L’antisémitisme n’a jamais été une affaire de pourcentage ou de quantité. L’obsession antisémite peut caractériser des sociétés à faible, voire sans population juive. La République de Weimar comptait moins d’1% d’Allemands d’origine juive au moment de la prise de pouvoir des nazis. Songeons aux cas plus contemporains de la Malaisie, de l’Egypte et du Venezuela, des pays à très faible judaïcité mais aux prurits judéophobes. C’est désormais au nom de la Palestine que les Juifs, requalifiés en sionistes, sont désormais vilipendés, attaqués, sinon assassinés (Nemouche). L’antisionisme radical est le dernier avatar de ce fait social, de cette paranoïa sociale, qu’on qualifie d’antisémitisme.

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Cette caricature de l’Indonésien Abdulrahman Alatas (2006), natif d’un pays qui ne compte aucun juif, démontre le lien souvent tenu entre antisionisme et antisémitisme. Elle tisse un lien direct entre le Juif de diaspora et l’Israélien. Tous deux sont représentés en créatures du Mal: « quand un serpent devient un dragon ». Si, en 1942, le Juif « violeur de la mère d’Hitler » est persécuté, il est déjà diabolique.

Cela ne signifie nullement qu’il faille considérer toute manifestation d’antisionisme pour de l’antisémitisme: on peut être hostile à l’idée d’un État juif et à la politique d’Israël sans être suspect pour autant d’antisémitisme (les Juifs ultrareligieux comme les Juifs d’obédience internationalistes sont antisionistes) et ce, quand bien, depuis puis la Shoah, cet antisionisme de principe peut paraître déraisonnable, voire suspect. Si la Shoah n’a pas créé Israël -le sionisme comme les structures du futur État d’Israël (Yichouv) préexistent à la Catastrophe-, elle en a justifié la nécessité, notamment pour les rescapés d’Europe centrale et orientale et le million de Juifs exclus des indépendances arabes.

Antisionisme (radical) et antisémitisme

Si l’antisionisme ne se confond pas nécessairement avec l’antisémitisme, il est manifeste qu’un redéploiement de l’antisémitisme s’opère, aujourd’hui, sous couvert d’antisionisme. S’il est clair que la critique d’Israël, de sa politique et de ses actions ne saurait être taxée d’antisémite, de nombreux antisémites ont compris qu’en s’attaquant à Israël, au nom de la Shoah et des sacro-saints principes des Droits de l’Homme, ils atteignent plus efficacement, leur but réel : s’en prendre aux Juifs. Concrètement comment distinguer critique raisonnée d’Israël et manifestation déguisée d’antisémitisme (antisionisme radical) ? Pour y arriver aisément, il suffit de songer à la différence opérée entre antijudaïsme et antisémitisme. Pour rappel, l’antijudaïsme stigmatise le judaïsme et/ou le Juif pour ce qu’il est (un « infidèle »), tandis que l’antisémitisme s’en prend au Juif pour ce qu’il n’est pas, un suppôt du Mal, responsable des malheurs du monde : épidémies, catastrophes naturelles, infanticides, révolutions, capitalisme, etc. La critique antisioniste devient antisémite lorsqu’on stigmatise Israël et les sionistes pour ce qu’ils ne sont ou ne font pas : massacres systématiques d’enfants palestiniens, génocide, contrôle des grandes puissances, des flux financiers, des guerres contre l’Islam, des catastrophes naturelles (tsunami), de la malbouffe (pepsi, macdonald). En résumé, les attitudes et les expressions anti-israéliennes ou antisionistes sont antisémites lorsque, ce qui est reproché à Israël n’est pas de l’ordre du politique mais du métapolitique, c’est-à-dire …
– lorsque les accusations à l’encontre d’Israël sont de l’ordre du fantasmatique, de l’irrationnel pur : Israël comme
– cancérisant le système internationale,
– dictant la politique des Etats-Unis, de la France, de la Chine, `
– contrôlant la finance mondiale (avec l’aide des Rothschild et de Goldman & Sachs),
– pratiquant un génocide européen ou palestinien, bref lorsque l’Etat des Juifs est posé en Juif des nations.
– lorsqu’on juge l’État juif selon des critères différents des autres pays (double standard qui explique le boycott des seuls universitaires et produits juifs) ; bref, lorsque il est accusé d’être responsable des malheurs du monde, en général (terrorisme) et arabe en particulier (dictatures),  
-de pratiquer une politique génocidaire, voire, nazie à l’égard des Palestiniens,
-de contrôler, via son lobby et sa puissance financière, la politique étrangère américaine, voire européenne.
Bref, si la critique de la politique israélienne ne saurait être taxée d’antisémite, il en est tout autre avec l’antisionisme radical qui fait d’Israël le responsable des malheurs du monde et ses habitants en être démoniaques.

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Ces deux montages de l’Américain David Dees, un graphiste négationniste proche de David Duke (KKK), et postées sur le site Radio Islam d’Ahmed Rahmi, démontrent pleinement le caractère hallucinatoire de l’antisionisme radical. Clairement assimilés au Malin et au pouvoir de l’argent (Rothschild), les Juifs/sionistes et leurs supposés alliés (Obama), sont accusés, ici d’être des génocidaires, responsables des vagues d’immigration « arabe » dans l’Union européenne, etc. (https://radioislam.org/islam/roligt/zionism/cartoons_zionism.htm)

L‘antisionisme radical, en revanche, s’apparente bien à l’antisémitisme pour être d’ordre fantasmatique : il apparaît ainsi comme le dernier avatar de cet habitus occidental à faire du Juif le principe du mal. En résumé, s’il peut arriver que l’accusation d’antisémitisme serve à exercer un chantage moral sur les opposants à la politique israélienne selon l’idée que toute critique d’Israël serait, de fait, une manifestation d’antisémitisme, l’antisionisme radical tient bien de l’antisémitisme de par ses appels à la théorie du complot et ses représentations fantasmatiques du juif sioniste. C’est en tout cas ce que nous allons démontrer avec les quelques caricatures qui suivent. Nous verrons comment des représentations hostiles aux Juifs, nées en Terre chrétienne, où ils ont fini par s’estomper, sont réapparus progressivement dans l’espace arabo-musulman, à la faveur des indépendances arabes et du conflit israélo-palestinien, pour resurgir, par un curieux jeu de miroirs, au cœur de l’imaginaire occidental qui les avait façonnés puis remisés. Les antisémythes fleurissent aujourd’hui tant au sein des médias arabes que de la droite européenne et américaine radicale. 

II. La caricature antisémite d’hier et d’aujourd’hui

La nouvelle caricature antisioniste reconditionne, de manière assez étonnante, les antisémythes classiques de l’antisémitisme d’inspiration chrétienne et nazi non sans les actualiser, les revisiter à la sauce antisioniste. La manière avec laquelle l’Israélien et/ou le sioniste est aujourd’hui représenté dans la presse quotidienne d’extrême droite ou arabo musulmane est une décalque de la représentation du Juif. Son image véhicule des représentations qui relèvent de l’antisémitisme le plus classique et viscéral. Copies conformes ou simples démarquages des illustrations du Pilori ou du Stürmer, les caricatures antisionistes d’aujourd’hui ont recours à la même thématique (le Juif comme tueur des nations, le Juif maître du monde, le Juif déicide, le Juif tueur d’enfant, etc.), au même répertoire symbolique (le globe terrestre pour dénoncer la prétention juive à dominer le monde ; le sang des enfants, la croix christique), au même mode de représentation (le Juif au nez crochu, à la bouche lippue, au dos voûté), à la même zoomorphisation (le Juif associé aux espèces animales les plus dépréciées, notamment la pieuvre aux mille tentacules, la chauve-souris, l’araignée ou le… porc, etc.) que leurs ‘illustres’ prédécesseurs.

Le cas de la caricature arabe

Pourquoi la caricature arabe est-elle aujourd’hui gangrenée par des relents antisémites plutôt qu’anti-israélien ou antisioniste stricto sensu ? Nul doute que ce succès soit à mettre en relation avec la naissance et le développement de l’Etat d’Israël, l’occupation de la Palestine mais aussi la montée de nationalisme arabe qui provoqua le départ de 99% de la population juive séfarade. Le fait de présenter les Juifs comme des êtres sataniques peut, en effet, se révéler utile aux élites politiques et religieuses des nations arabes. Comment justifier autrement les défaites de 1948, malgré l’intervention de cinq armées arabes, celles de 1956, 1967 et 1973 qu’en installant l’idée du juif maléfique, doté de quelque pouvoir surnaturel ? Les Israéliens sont un tout petit peuple face au monde arabe, moins de 7 millions d’habitants contre 200 millions d’Arabes : « Attribuer une défaite arabe non pas au savoir-faire des Israéliens (qui contredisent l’image du Juif lâche et peureux) mais à une arme mystérieuse qu’Israël aurait obtenue par des voies sataniques, c’est fournir une rationalisation plausible, et à laquelle on peut se rattacher. La honte et l’humiliation deviennent ainsi plus tolérables, tandis que l’on cherche les moyens d’en tirer vengeance. »

Les Juifs, préoccupation mineure des musulmans jusqu’à date récente, apparaissent ainsi depuis les années 1980, et tout particulièrement la seconde intifada, comme la principale menace qui pèse sur le monde et sur l’Islam. Ils ont quitté le statut d’intrigants mesquins, lâches et ridicules que leur assignait le Coran, de dhimmi, de « protégés » dans la cité musulmane pour celui, inédit, de diaboliques comploteurs qui ne visent à rien de moins que la domination du monde. Ce sont eux, à en croire la presse arabe d’aujourd’hui, les impérialistes, manipulant les Etats-Unis ou l’ONU, comme si ces derniers n’étaient que des simples marionnettes à leur service exclusif. La réussite des Juifs en Israël comme en diaspora ne cesse d’étonner le monde arabe.

Satanisme

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A gauche : Le Juif satanique in le Stürmer (Allemagne, août 1936). L’une des premières formes d’antisémitisme est celle de l’antijudaïsme démonologique, selon lequel le judaïsme est une organisation conspiratrice complotant à la ruine du genre humain. Au centre, Al Hayat Al-Jadida (Palestine, 2000) représente l’Israélien qui accueille le Pape comme un être démoniaque. A droite dans le Daily star libanais en date du 4 avril 2002, Stavro Jabra, le caricaturiste libanais s’attaque au Talmud. Depuis le Moyen Âge, le Talmud est perçu comme l’ouvrage maléfique par excellence. Il ne s’agit pourtant que de commentaires de la Bible. C’est de ce livre, jadis brûlé en place de Paris, que part la balle du fusil assassin. C’est bien le judaïsme, et non le sionisme ou Israël, qui est stigmatisé ici.

Le Juif déicide

Durant tout le Moyen Âge, la principale accusation à l’encontre des Juifs fut celle du déicide. Cette accusation, récusée depuis Vatican II, est désormais au cœur de la propagande palestinienne.

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Les Juifs sont désignés comme des destructeur de nation. On les montre crucifier, ci-dessus, tour à tour les Etats-Unis (1907), la Grande Bretagne (S.d.), la Russie (1930), l’Allemagne (1930) avant de crucifier la Palestine.

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L’idée est de faire du Juif Jésus un .. Palestinien et/ou la première victime palestinienne des… Juifs, comme en témoignent les quatre caricatures ci-dessus : 1. Al Intifada, Palestine, 14 décembre 2000, 2. Egypte, 3. Boukari Palestine, 7 avril 2002, 4. Latuff, Brésil, 19 avril 2002. 

Le Juif infanticide, suceur de sang et vampire

Paradoxalement, c’est au moment où l’Europe, après des siècles d’obscurantisme, découvre les vertus de la tolérance, que le monde arabo- musulman intègre et fait sien, parce qu’il y trouve un incontestable avantage, des stéréotypes qui lui étaient jusque-là largement étrangers, tel le mythe du crime rituel des enfants et bébés.

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Depuis le Moyen-âge, on prête aux Juifs de sacrifier des enfants à fins cultuelles comme en témoigne cette toile de l’Eglise St Paul, Sandomierz en Pologne, datée 1710 (1). La caricature quatarie reprend à son compte cette légende noire. L’image est bien antisémite : c’est bien un rabbin et non un soldat israélien qui assassine de sang froid le jeune palestinien (2).« Le plan d’assassinat des non-juifs par les Juifs dévoilé!  », Der Stürmer, mai 1934 (3). On prête aux Juifs le désir génocidaire, un comble si l’on songe que les nazis assassinèrent près d’1.500.000 enfants juifs. La caricature égyptienne publiée par le plus important quotidien du monde arabe Al Ahram avec un tirage de 900.000 exemplaires par jour, le 21 avril 2001 et intitulée, « A la santé de la Paix »nous ramène directement au XIIe siècle, à cette idée que le judaïsme impose à ses adeptes de boire du sang d’enfants innocents, hier chrétiens aujourd’hui musulmans (4).

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Tract antisémite russo-ukrainien au moment de l’affaire Beilis (1911) du nom de ce Juif kiévien accusé d’avoir pratiqué un infanticide rituel. Malgré l’antisémitisme du régime tsariste il sera toutefois acquitté (1). Couverture du magazine du Parti fasciste italien « La défense de la race » qui reprend la thèse du crime rituel (Rome, 1941). Le Juif aime le sang (2), Détail d’une caricature antidreyfusarde (Bobb in La Silhouette, 1898) (3) Stürmer (1934) (4). Caricature jordanienne d’Al Jaafari, 2001 (5), L’Israélien supposé boire l’eau du Liban et le sang des palestiniens est représenté comme un démon in Al-Hayat al-Jadida, Palestine, 29 juin 2001 (6). On le perçoit, ici, la légende noire du crime rituel est aujourd’hui banalisée au sein du monde arabo-musulman. Caricature jordanienne de Jafari, 2002, (7). Caricature turque de Sadik Pala (2006).

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Sur l’affiche supposée antisioniste » apposée par des étudiants palestiniens (GUPS) à l’Université de San Francisco (2002), l’enfant palestinien est clairement décrit comme avoir été « abattu selon les rites juifs » (sic). Cette affiche démonte les liens directs entre antisionisme et antisémitisme. La caricature centrale, tirée du site officiel de l’Autorité palestinienne, revisite le thème du crime rituel à la sauce génocidaire. La caricature palestinienne présente « le boucher » Sharon dans une posture qui rappelle Auschwitz. La dernière caricature, postée sur le site d’extrême droite d’Alain Soral, revisite le mythe du crime rituel, toujours à la sauce sioniste. La représentation est ici aussi purement antisémite puisque « le bétail est abattu … comme le veut le Talmud » (sic). Eric Buzin et un caricaturiste proche d’Alain Soral.

Le Juif vampire, suceur de sang et comploteur

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La première caricature anti-judéo-maçonnique, datée 1942 (Serbie), prétend démontrer que Staline et Churchill ne sont que des pantins aux mains des Juifs. L’histoire de la Seconde Guerre mondiale démontre qu’il n’en fut rien : Auschwitz ne fut pas bombardé. Pourtant ce mythe est repris tel quel aujourd’hui, ici, par la caricaturiste palestinienne Omayya (Al Hayat Aljadeeda, Omayya, 1 mars 2003), là, par deux caricaturistes d’extrême droite française ou américaine. C’est tantôt Goldmann & Sachs, tantôt Netanyahou qui contrôle de la Chine et Daesh (cf. Dees, USA, 2015)

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Ces trois caricatures (nazie, jordanienne, française tirée du site d’Alain Soral), datées respectivement 1937, 2001 et 2016 illustrent le fantasme du Juif maître du monde. A croire, Olivier Noël, l’un des graphistes du site d’Alain Soral, Charles Michel, tout comme Obama et Dae’sh, ne serait qu’une marionnette des Juifs.

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Hier comme aujourd’hui (France-1937, Algérie 2004, France 2016), le thème du Juif monde est tout aussi populaire.

L’animal nuisible

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Le thème du Juif araignée est assez commun comme en témoignent ces quatre caricatures d’extrême droite, nazies (1934) et françaises (1925-1941) que reprend en 2000, le Libanais Stavro Jabra. Ces dessins tentent d’accréditer le caractère nuisible du Juif. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que le meilleur moyen de se débarrasser d’un individu (ou d’un groupe d’individus) est de mettre en doute sa qualité d’homme. On isole avec d’autant moins de peine et de remords, un ennemi à abattre qu’on l’aura mieux avili préalablement. Ravaler un être humain au rang d’être démoniaque, d’agent du Mal et/ou de bête nuisible, c’est préparer le terrain à son élimination physique en la justifiant par avance.

Le Juif nazi et/ou ‘Hitler notre héros’

Les caricaturistes antisémites ne sont pas fait une religion quant à Hitler et le nazisme. D’un côté on se félicite de ce que Hitler ait débarrassé l’Europe de ses Juifs, tantôt on accuse les Juifs d’avoir inventé la Shoah pour imposer Israël aux Nations, bref l’hésitation est perceptible. Autant Hitler apparaît comme un modèle à suivre, sinon un héros, autant les sionistes sont accusés d’être pires que les nazis.

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Dans la caricature antisémite contemporaine, Hitler est tantôt regretté tantôt assimilé au Juif ! La première caricature est… d’Adolf. Elle est postée sur le site de la droite radicale d’Alain Soral, « http://www.egaliteetreconciliation.fr/). L’affiche a été distribuée à la conférence de Durban (2002).Traduction : «  (Hitler) Si j’avais gagné ? La chose aurait du bon et du mauvais. Du bon : il n’y aurait ni Israël, ni sang versé en Palestine. Du mauvais : il n’aurait pas accepté la nouvelle version de la Coccinelle. Pour le reste, à vous de choisir. »Affiche « antisioniste » distribuée à la conférence de Durban. La défense de la Palestine passe ici par l’apologie (involontaire ?) du nazisme. La dernière illustration est une caricature tirée d’un livret spécialement édité pour les fêtes du Ramadan pour les enfants qui, intitulé L’homme et la lune, illustre le Juif comme un tueur d’enfant nazi (Akhbar Al Yom, Egypte, 2 décembre 2000).

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La « Shoah-qui-n’a-pas-eu-lieu » a permis de créer Israël (Iran, 2006). La seconde caricature où l’on voit Hitler coucher avec Anne Frank (« HITLER : écris cela dans ton journal Anne ») a été postée, en février 2006, sur le site de la Ligue Arabe Européenne, dirigée par le désormais très apprécié Abou Jahjah, un activiste Shiite qui, pourtant, proposa naguère d’expurger Anvers de ses Juifs. Cette caricature négationniste a été réalisée en réaction à l’affaire des caricatures danoises comme si les Juifs avaient la moindre responsabilité dans l’affaire.

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Lié à la galaxie Dieudonné-Soral (photo centrale), le caricaturiste Zéon est l’archétype de la nouvelle caricature antisémite radicale, tout à la fois anticapitaliste, négationniste, antisémite et propalestinienne. La Shoah ne serait qu’une escroquerie financière. Outre de contrôler le monde, de pratiquer le meurtre rituel contre les enfants de Palestine, les Juifs sionistes imposent au monde la seule souffrance juive. Rien n’est moins faux. En Belgique, la fraternité entre Juifs, Arméniens et Tutsis est plus assurée que jamais. Faudrait-il rappeler les combats de Bernard-Henri Levy pour les causes musulmanes bengali, afghane, bosniaque, libyenne, et même palestinienne. BHL est signataire de JCall qui exige la création d’un Etat palestinien à côté d’Israël. peuples tous… musulmans. Nul besoin de préciser que Zéon a été poursuivi par la justice française pour antisémitisme pour ses dessins, autocollants et affiches antisémites collés en plein Paris, notamment pour une parodie de Une, « Bar-Mitzvah tragique à Toulouse – 4 morts » en référence aux enfants juifs tués à Toulouse par Mohamed Merah.

Conclusion:

Il va sans dire que le caricaturiste a tout droit de dénoncer la politique palestinienne d’Israël, même de manière outrancière et excessive, car cela fait partie de ses privautés. L’idée de la caricature est précisément de grossir le trait, de l’exagérer jusqu’à l’excès afin de le rendre tellement visible que la réalité à laquelle il se réfère devienne elle-même plus visible, plus lisible. Il est, en revanche, contraire à son éthique et à sa déontologie propres de faire mentir son crayon. Or, précisément, le portrait qu’il brosse inlassablement des Israéliens et des Juifs n’est que mensonge, pure construction fantasmatique. Car, en représentant les Juifs en buveurs de sang et Sharon en prédateur (vampire, requin, serpent, etc.), en croquant les Israéliens dans des uniformes frappés de la croix gammée, en ressortant du magasin des accessoires l’épisode de la crucifixion de Jésus et l’accusation moyenâgeuse de crime rituel, les caricaturistes « antisionistes », n’amplifient aucun trait, aucun trait réel s’entend : ils ne font que verser dans des mythes, antisémites, partout ailleurs condamnés et relégués aux oubliettes. Des mythes qui sont autant de pousses-au-crime.

Tout ce qui touche aux mots et expressions n’est jamais innocent. La parole et le dessin sont les premiers vecteurs des instincts primaires. Toutes les atteintes aux droits de l’homme ont pour origine des mots injustes, des élucubrations imbéciles, des caricatures insultantes, des dessins paranoïaques qui ne manqueront pourtant jamais de produire leurs effets. Tous les génocides du 20ème siècle ont débuté par des mots et des dessins.

[1] S’il va sans dire que le judaïsme proscrit le sacrifice humain (c’est le sens du mythe du sacrifice d’Abraham), les prescriptions culinaires juives (casherout) proscrivent jusqu’à la consommation de sang animal.